Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoire. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
tambour symbolise ce cycle de vie et de mort; son battement est infini; le battement de la vie. “>Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
Elle pouvait tout nommer: les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons
pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la naturefait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Les pow-wow permettent de nous retrouver et de partager. Car tout ce qui les entoure possède un côté sacré, protecteur, personnel. Il ne s’agit pas seulement d’une folklorisation de la culture. Il n’y a rien à vendre, rien à photographier. Tout est partage, démonstration. Chaque objet constitue à lui seul un signe, une puissance symbolique.
Le pow-wow est un cadre d’échange qui permet une sorte de renaissance colorée de notre identité.
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.
PROLOGUE
Le passé nous raconte une histoire. L’histoire est blanche. Elle transpire la soumission. La mentalité colonisatrice devant une sauvagerie, comme ils disent. Quelques images, ici et là, dans un manuel d’histoire québécois. Des Amérindiens qui cultivent le maïs. Les autres, nomades, qui chassent et cueillent. Des peaux d’animaux sur leurs épaules et des shamans guérisseurs. Des tentes en forme de cônes; d’autres en demi-cercle. Et les maisons longues dans lesquelles on vivait par dizaines. L’imaginaire reste planté là, à observer des modes de vie considérablement différents des civilisés. Souvent, l’histoire ne nous en dit pas plus.
Nous désirons regarder l’histoire non plus comme une lointaine déception, mais plutôt comme faisant partie d’elle, comme l’ayant construite. L’histoire que nous voulons vous raconter n’est plus que blanche, elle se passe à l’intérieur des terres, des mers et des hommes. L’objectif est de parvenir à regarder qui nous sommes et à accepter d’où l’on vient. Cette histoire a des failles et elle a aussi des forces incroyables, une résilience, une témérité. Comme finalité, un désir de changement.
Nous voulons dénouer l’amnésie collective. Dire. Partager. Nous inscrire dans le réel. Traverser le temps. Accompagner la marche du monde. S’ancrer dans l’espace. Se recréer un nous pour peupler les territoires du présent, ces territoires qui nous ont faits.
Ce nous que l’on veut crier, ce nous en ébullition dans lequel nous portons tous les espoirs fragmentés. Ce nous que nous tentons d’apprivoiser.
Revivre dans la mixité qui nous compose désormais.
LE TERRITOIRE
Il y a des liens difficiles à briser, des arbres centenaires, enracinés et résistants, impossibles à tuer. Le lien qui unit nos nations à la nature fait partie de ceux-là. On pourrait croire qu’ils sont nés de l’imaginaire, de l’inconscience sauvage et naïve des Premiers Peuples. Toutefois, ces liens sont bien réels, imprégnés dans l’histoire et dans la vie ancienne des nomades.
Nos cultures se lisent dans notre attachement à nos modes de vie traditionnels, et dans nos façons de vivre et de penser. Les valeurs comme le respect, l’entraide et le partage sont au centre de nos collectivités, et plusieurs mots de nos langues en témoignent. Auparavant, les gens étaient unis par l’esprit communautaire. Il n’y avait pas de vie possible sans lui. Nous avons établi nos lieux de vie traditionnels avec nos proches, là où nous désirions voir nos enfants grandir, là où nous nous sentions liés et en harmonie avec un lieu. Mais même si nous n’habitons plus le territoire traditionnel, il est en nous, ancré par des millénaires d’occupation.
Le territoire est le berceau des nations autochtones : notre culture, notre histoire, notre langue, notre spiritualité, notre mode de vie ainsi que notre identité ne font qu’un avec lui. Le territoire est tradition et coutumes. De nos jours, nous occupons ce territoire autrement, mais c’est là que nous puisons notre force, notre courage et notre persévérance pour continuer à défendre nos droits, notre langue, notre culture et nos propres façons de faire.
Ultimement, s’il n’y avait qu’une seule constante, ce serait probablement cette chose toute simple que, plus que tout au monde, nous tentons de transmettre et de pérenniser : cette forme de sensibilité aux éléments naturels et à cette relation étroite qu’elles entretiennent avec l’équilibre du grand tout, dans cet immense cercle dans lequel nous évoluons tous, nature, hommes ou bêtes.
À l’origine, il était donc pour nous insensé de penser posséder les choses, la terre, les éléments. Nous nous percevons comme une composante de l’univers et non comme une entité distincte au sein de celui-ci : nous n’avons aucun pouvoir sur les autres composantes, sauf celui de négocier avec elles notre place et nos relations. Aucun être vivant n’est supérieur aux autres. Chacun est essentiel là où il est. L’eau et la terre ne nous appartiennent pas, tout comme les ceintures de wampum n’appartiennent pas à leur gardien. Le mandat de ce dernier est de les protéger et de les transmettre.
Pour nous, aller dans le bois, c’est entrer dans notre maison. Le territoire, dans sa totalité, nous sert d’abri, de pharmacie, de garde-manger. Nous pouvons vivre dans et avec ce territoire. Notre identité y est profondément liée; c’est pourquoi la protection de l’environnement et l’importance de l’eau sont profondément enracinées dans nos traditions. Le territoire est une ressource vitale pour nous, non seulement pour la nourriture et pour les matières premières, mais également parce que notre médecine traditionnelle utilise certaines parties animales. Les cours d’eau sont nos routes et nos garde-mangers; il faut donc en prendre grand soin.
Il est facile d’oublier combien rude était cette vie. Épuisante, éreintante. Une continuelle course à la subsistance. Les besoins primaires parfois difficiles à combler. L’hiver aride et les famines qui se succèdent. Le froid qui mord et qui tue les faibles. Les bébés qui meurent après leur premier souffle à cause des piètres conditions d’hygiène et les mères qui s’éteignent en donnant la vie, en laissant des orphelins. Les maladies inconnues qui emportent des familles entières.
Il faudrait être fou pour désirer le retour en arrière, vivre comme les ancêtres. Et il faudrait être ignorant pour ne pas saisir toute la grandeur de leur accomplissement. De leurs souffrances et de leur survivance, nous sommes les héritiers.
Cette forêt, elle était habitée depuis un temps qui dépasse les 400 ans d’histoire occidentale, depuis un temps qui se compte par millénaires. La forêt parcourue d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau à une rivière. Leur combat, leur vie et leurs difficultés nous auront servi de guide. C’est parce qu’ils ont marché et habité les forêts sauvages qu’aujourd’hui nous pouvons y aller pour nous recentrer. C’est parce qu’ils ont porté, ramé et tué l’animal que nous sommes encore habitants de ces territoires. Et lorsqu’il nous arrive, durant les vacances d’hiver, de prendre le train, de regarder filer les horizons enneigés, d’habiter quelques jours le silence éloigné; lorsqu’il nous arrive, en pleine tempête, de rester dans la cabane de bois, il ne faudrait jamais, en aucun cas, oublier de qui nous sommes les descendants, ceux qui nous auront permis d’aimer notre territoire.
CHASSEUR-CUEILLEUR
Nous ne possédons pas les animaux. Notre respect envers eux a toujours été inscrit dans nos mythes, dans nos récits et dans nos coutumes. C’était un honneur pour nos ancêtres de se nommer par des noms d’animaux aux traits de caractère similaires aux leurs. Nos habitudes de chasse parlent également de ce respect. Il y a une manière et un temps : avec remerciements et offrandes à la vie qui s’offre pour servir la nôtre; jamais à la saison de la reproduction, comme c’est le cas aujourd’hui pour la chasse sportive. L’animal est conscient de son rôle dans l’univers et du besoin que nous en avons; c’est donc volontairement qu’il vient vers le chasseur.
La chasse et la pêche sont encore aujourd’hui des bases pour la survie de notre mode de vie traditionnel et constituent un apport essentiel de nourriture pour plusieurs familles. C’est aussi grâce à la chasse que survivent plusieurs pratiques artisanales, car la chasse fournit les matières premières à leur réalisation; c’est pourquoi nous devons préserver les ressources et protéger la reproduction. Pour nos communautés, être un bon chasseur implique aussi, et surtout, la connaissance des mœurs de l’animal et l’intelligence d’en tenir compte pour la survie des espèces.
Le bon chasseur est aussi celui qui partage ses captures avec la communauté. Même si l’arrivée des congélateurs a changé nos pratiques en permettant la conservation de la viande à plus long terme, le partage se fait encore aujourd’hui, mais à l’échelle clanique ou familiale plutôt qu’avec tout le village comme autrefois. Ainsi, les aînés qui n’ont plus d’accès direct à la chasse ne sont jamais oubliés.
Chez nous, rien ne se perd. Toutes les parties de l’animal ont une destinée et servent à un usage, à une pratique. Toute la viande du caribou ou de l’orignal est bonne. Tout peut être mangé. Comme les loups, nous ne laissons rien.
Mais aujourd’hui, des parties sont jetées parce que la vie en ville modifie nos pratiques. Les carcasses d’animaux, souvent abandonnées par des chasseurs, sont gaspillées, et cela nous heurte. Le fait d’exhiber la tête d’un orignal sur le capot de sa voiture en guise de trophée également, puisqu’à nos yeux, cela démontre un manque de respect envers l’esprit de l’animal, envers le don qu’il a fait de sa vie.
SPIRITUALITÉ
Entre la naissance et la mort, la vie n’est qu’un accessoire. Ce qui compte à nos yeux, c’est la survie de l’esprit qui dépend des proches qui doivent entretenir l’esprit des disparus, entre autres par les liens que tisse avec eux le tambour.
Utiliser cet instrument impose un respect particulier, impose une sobriété et, de ce fait, porte dans son symbolisme la pureté et le caractère primordial des relations qui nous lient aux êtres, au monde et aux esprits. Nous nous réapproprions cet organe qu’est le tambour pour rester vivants. Nous frappons sa membrane pour qu’enfin le sens de nos rêves redevienne compréhensible à travers le chaos de cette époque.
Plusieurs se battent pour le rapatriement des ossements de nos ancêtres conservés dans des musées ou des universités. Nous voulons les ramener près de nous, dans nos communautés, une nécessité urgente, puisqu’il est impensable pour nous de les abandonner.
HISTOIRES, LÉGENDES ET MYTHES FONDATEURS
Malgré toutes les différences des nations, les animaux nous rassemblent dans leur symbolique. Ils sont un langage commun du territoire. De génération en génération, on raconte l’histoire de l’ours, du loup, du porc-épic, du corbeau et de la baleine dans plusieurs nations et selon des caractéristiques différentes, mais toujours à partir des connaissances et des pouvoirs attribués à la bête.
Traditionnellement, plusieurs affirmaient que nous avions tous un ancêtre animal et que celui-ci déterminait le clan auquel nous appartenions, nous prêtant au passage ses aptitudes, sa force et cet enracinement bien particulier au territoire. Certaines légendes avançaient de surcroit que nous dépendions de l’esprit des animaux chassés pour survivre.
Les animaux sont, en quelque sorte, notre point d’origine. Ils sont ceux qui, par leurs sacrifices et leurs enseignements, nous ont forgés.
La légende est intemporelle. Elle fait partie de l’époque hors du temps située dans un espace vaporeux où sont tissés les rêves et les poèmes. La légende se souvient du temps où les animaux étaient les semblables des humains. Elle trouve tout naturel que les esprits apparaissent et disparaissent selon leur fantaisie, sans raison apparente. Elle n’est pas rationnelle. Elle est colorée et fougueuse.
La légende est vivante. Elle nous enseigne ce qu’il faut savoir. Elle nous raconte nos créateurs, héros surnaturels, amis, ennemis, et nous situe sur la terre et dans le ciel. La légende est l’amie de l’esprit, l’alliée de la sagesse, l’assistante de la mémoire. Elle est tragique, comique, effrayante ou rassurante. Elle est philosophe, tricheuse, agitatrice, sans vergogne, spirituelle ou frivole. Elle a toutes les qualités et tous les défauts du monde.
La légende est essentielle. On ne saurait vivre sans l’euphorie, la surprise, la tristesse et les connaissances que nous procurent ces histoires. Elles mettent le monde en récit.
Multiples comme les arbres de la forêt, les mythes de la création du monde sont nombreux et se déclinent en plusieurs versions. Tout en étant différents, ils se ressemblent. Chaque nation, chaque communauté, chaque famille a sa version.
Les sujets de légendes sont variés : création des planètes et de la Terre; conflits et guerres; amour, luxure, gourmandise, paresse, fripouilleries et chapardage; fantômes et créatures monstrueuses; méchants sorciers ou guérisseurs dévoués; animaux bienfaiteurs ou nuisibles, plantes nourricières et médicinales.
Les légendes nous rappellent qui nous sommes et de quelle culture nous sommes issus. En plus de donner des leçons de vie, elles éduquent sur les interdits en établissant ce qui était permis ou inacceptable dans une société donnée.
ÉDUCATION ET TRANSMISSION
Il fut un temps où la transmission des savoirs était naturelle et le principe de survie, plus fort que tout. Pour apprendre à vivre dans les bois et sous les tentes, il fallait apprendre à tanner la peau du caribou, à tresser des raquettes, à pêcher au harpon, à faire cuire du pain dans la cendre. C’était par l’exemple qu’on éduquait les enfants. C’était en observant qu’ils apprenaient. Parce que tout ceci était nécessaire.
La reconnaissance du rôle de sage ou d’aîné ne va pas nécessairement avec l’âge. Nos sages sont des passeurs d’histoires, de récits, de traditions. Ils sont les gardiens de notre culture.
Les enfants tiennent également une place importante dans nos sociétés dont la cohésion est assurée par le respect plutôt que par l’autorité. C’est avec leurs parents que les jeunes apprennent, en vivant la même expérience qu’eux et en découvrant par eux-mêmes pourquoi il faut obéir. Le rôle du parent est de guider, sans imposer, pour ne pas interférer avec les esprits qui guident également l’enfant.
Par la création des réserves, par le soudain changement de mode de vie, ces savoirs sont devenus accessoires. Et puisque l’école était celle de la vie, la transmission n’avait plus de support, ni dans la pratique, ni dans la fonction directe des choses à fabriquer.
L’éducation traditionnelle était beaucoup moins sévère que celle pratiquée par les Européens à leur arrivée, et le choc des pensionnats a été d’autant plus grand pour nos enfants.
RETOUR AUX SOURCES
Il s’y produit un bouillonnement, un amalgame de savoirs, de signes et de symboles que les différentes nations se transmettent. Les pow-wow ainsi que cette dimension de partage des savoirs sont intrinsèquement reliés. Pour renouer avec des pratiques trop longtemps laissées de côté, l’élargissement des frontières de connaissances devient nécessairement une question de survivance culturelle. Ces évènements se veulent donc des véhicules permettant un certain nomadisme des connaissances, comme ils permettent à bon nombre de gens de retrouver et d’assumer ce lien perdu d’une identité commune. Les nations se mélangent, se racontent les unes les autres et apportent ainsi, chacune à leur façon, des traditions spécifiques, une sagesse riche et irréductible.
Les régalias témoignent de cette passion, de cette fierté et du désir d’appartenance. À travers leur confection et leur port rituel, nos jeunes se redécouvrent, s’identifient, se spiritualisent, donnent un sens à leur existence et à leur différence, un sens qui se passe de mots, qui émerge dans le faire, dans la praxis. Ce retour aux pratiques ancestrales, comme les danses et les chants de tambour, est encore une fois intimement lié à la communion des êtres et des esprits, au respect de la vie comme clé de voûte de toute réflexion sur le monde et sur la place qu’on y tient.
ÊTRE ENSEMBLE
Avant la création des bandes, il y avait des clans familiaux. Pour cohabiter en clans, il fallait un chef, des mères de clans, un système hiérarchique. Car pour survivre, il fallait être ensemble. L’esprit communautaire n’était pas une valeur incidente : elle était au centre des préoccupations. Comme l’entraide entre petits et grands. Comme le partage entre pauvres et riches. Comme le travail ardu en temps de famine. Les ancêtres, s’ils pouvaient nous raconter leur vie, diraient sans doute qu’ils n’avaient pas le choix, que c’était ainsi que ça se passait. Chaque rôle était établi pour la survivance. L’homme était le pourvoyeur, le chasseur, le protecteur. Il puisait dans les labeurs de tous les jours la fierté et le contentement.
Derrière les chasseurs, il y avait les mères de clans. Des femmes d’autorité. Elles éduquaient, elles ordonnaient. Elles ont fait cuire le pain et nourri leur famille. Pendant que les hommes partaient de longues périodes, elles assuraient la survie des leurs, faisaient face aux querelles, rendaient justice. Tout le jour, elles s’assuraient que les leurs aillent bien. Jusque dans la nuit, elles en prenaient soin. Ces grands-mères vieilles de 100 ans. Ces mères à peine pubères.
Autrefois, nous étions des êtres autonomes. Les femmes accouchaient sous les tentes. Les familles étaient autosuffisantes. La viande était abondante par période. L’autonomie reposait sur les connaissances acquises des siècles passés. Libres de penser. Libres d’agir. Avec comme seul impératif la survie.
Le lien familial était le noyau de nos nations, la base sur laquelle on se construisait. La famille était le cercle resserré par lequel on faisait grandir le peuple.
C’était avant les réserves, avant l’assimilation, avant les pensionnats. À un certain moment, il y a eu une brisure.
LA LANGUE
Elle pouvait tout nommer : les montagnes et les rivières; les bois tendres, mous ou durs; les baies sauvages comestibles ou celles qui font mal; les neiges mouillées et les poudreries; le vent du nord, violent, incessant; la brise calme des mers, au petit matin, lorsqu’il fait presque nuit. Les langues pouvaient nommer chaque chose de la Terre, chaque émotion de l’humain.
Ce sont des langues anciennes qui nous rappellent un temps lointain et dont la poésie et le rythme sont autant d’inspirations que la nature en elle-même.
La poésie est nécessaire et primordiale, car la littérature d’un peuple commence par l’oralité de sa poésie. Elle est un élan vital qui te saisit par le ventre, qui tiraille au fond de la gorge. Elle est un territoire de mots en friche qui n’attendent qu’à être découverts puis disséminés au gré du vent. Nous en sommes là. Dire le beau. Dire le vrai. Dire le monde. Participer, avec notre regard singulier, à cette belle et grande narration, à cette richesse de perspectives.
Avec les mots, nous retrouvons et partageons la beauté qui nous entoure, les histoires et le regard particulier sur le monde qu’apporte chaque langue; toutes ces particularités qui nous font naître et qui nous forment sur le plan identitaire. Pour nous, la poésie, la langue de l’observation, coule de source, va de soi. C’est elle qui permet de déchiffrer le réel de la manière la plus fluide et la plus organique qui soit.
Les langues autochtones nous racontent notre histoire, les endroits où nos ancêtres ont marché. Elles sont cependant dans l’incapacité de nommer toute la modernité, tous les changements brusques et rapides.
Les langues autochtones s’écrivent peu, comme elles se lisent par un petit nombre seulement. Elles étaient des langues pratiques, créées pour nommer la fonction des choses. Elles n’étaient pas conçues pour l’écriture, mais plutôt pour le chant et les discours. Ces deux arts sont les mieux maîtrisés encore aujourd’hui. Dans la littérature autochtone nouvelle, on se sert des langues maternelles pour recréer le temps des ancêtres, pour renouveler le regard sur leurs gestes, pour poétiser la grandeur de la nature. Chaque mot renferme une imagerie puissante et vraie.
NOTION DE TEMPS
Nous ne croyons pas posséder le temps. Ne le fragmentons pas en unités appelées secondes, minutes et heures. Ce sont de plus grands cycles qui règlent nos vies, les passages du jour à la nuit, les saisons, les cycles de vie et de mort. Nous n’avions pas de montre autrefois. Nous prenions le temps nécessaire pour chaque activité. Un voyage avec de jeunes enfants était plus long. On montait le campement là où on était rendu. C’est ce que plusieurs appellent le Temps indien, l’Indian Time.
Cette notion du temps, vu comme un mouvement continu, long et lent, crée parfois une rencontre difficile entre nos cultures réciproques. Alors que la vie moderne cherche à le contrôler par additions et soustractions, nous sommes le temps, nous voguons avec lui. Tous nos mythes expriment une conception d’un monde à partager où tout est en relation et où tout baigne dans un temps universel dans lequel passé, présent et futur sont imbriqués, puisque tout ce qui arrive, même aux plus petits éléments de ce monde, a un impact sur les autres : de l’explosion d’un réacteur nucléaire au Japon, si loin, aux opérations minières locales, si près, les impacts toucheront plusieurs générations, sept selon nos philosophies.
LE CHEMIN
Le passé nous raconte une histoire : les brutales transformations des Premiers Peuples, du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance, de la fierté à la honte. Cette histoire, puisqu’elle est écrite dans le temps, ne peut s’effacer. Elle existe pour nous rappeler que la mentalité colonisatrice peut détruire des identités, des nations, des humains.
Il faut parler de l’incapacité de cet esprit colonialiste à favoriser une véritable rencontre avec la pensée de l’Autre.
Cette histoire, construite par des morceaux de mémoire, nous montre à quel point l’humain est un être résilient. Même dans la perte et la souffrance, il est capable de survivre, capable de se relever, de se remodeler, de renaître. Capable de retrouver son chemin.
Pour représenter toute la beauté et la diversité du réel, nous sommes debout à l’intersection des cultures. Notre identité présente se situe là, dans cet entremêlement des possibles, dans cette richesse de métissage que sous-tend une culture vivante.
L’Être [et l’art] autochtone est donc en devenir. Il est en dialogue, ouvert au monde et à l’échange, tout en restant bien ancré dans ses traditions. C’est peut-être dans le dépassement de ce dualisme que réside son avenir.